mardi 30 mars 2010

Imagination formelle de Martinand

La notion de forme s’impose avec une telle acuité à la même conscience humaine que l’on éprouve infiniment de peine à la définir et, en même temps, à l’imaginer hors des exemples naturels. C’est pourquoi l’œuvre de Martinand, réunie à l’Hôtel de Ville de Villeurbanne présente un intérêt singulier. Non seulement on découvre là des sculptures à part entière, mais on peut suivre la démarche d’un artiste dont l’intelligence et la sensibilité lui permettent d’inventer des propositions formelles inédites. Un des mérites essentiels de Martinand consiste à ne jamais séparer la forme du matériau dont elle est issue. De là les deux options de l’artiste : celle où le bois sert de véhicule à son discours, celle où il interpelle l’acier. La masse des troncs d’arbres sortis de la terre nourricière aide Martinand dans son action créatrice. On voit comment le frêne et le châtaignier privilégiés affirment la densité de la matière et soulignent la diversité des manifestations formelles. L’intégrité de la forme naturelle est respectée. Au-delà de cette vérité organique, Martinand trouve, dans l’attache des branches, l’élan des racines, les facteurs nécessaires à lancer son imagination créatrice. Lorsque Martinand fait appel à l’acier, le propos se veut différent. Il importe peu de conserver la pesanteur de la matière mais d’utiliser celle-ci pour faire un pas de plus en sculpture et montrer la diversité de l’expression. A cet instant, on voit comment ,lentement mais avec une sûreté à nos yeux très vive, l’artiste s’éloigne des pièces aux éléments serrés ou recroquevillés répondant à un ordre horizontal pour accéder à une série très récente où l’acier galvanisé impose des formes verticales. Art debout, celui de Martinand souligne comment les facteurs de ses pièces s’élancent vers la lumière ou du moins participent à toutes les combinaisons du clair-obscur. Dans "Virgine Annunziata", la sculpture à notre avis, la plus aboutie de celles exposées à Villeurbanne, le sculpteur prend son élan, les "creux" multipliés dans sa pièce, permettent à l’espace et à la lumière de métamorphoser son ensemble. En même temps tous les vides créent à leur tour une sculpture vivante, laissée en pointillé sur l’œuvre aboutie. Martinand ainsi s’impose. Sans littérature, avec une sorte de frénésie baroque, découverte dans ses dessins et ses collages, il impose un art différent. Il dit avec un lyrisme, digne de notre temps ce que doivent être nos cités futures, lorsqu’elles auront des monuments réalisés par Martinand et ses semblables.


René DEROUDILLE


Lyon-Matin 30-12-1980


René Deroudille ,critique d’art. Président dès 1973 des critiques lyonnais.
A constitué " un groupe de pression efficace en faveur des arts plastiques".

lundi 15 mars 2010

Les Veilleurs anxieux


«Les fantômes, s'ils apparaissent, auront la couleur vive de la demi-lune noyée sur le plan du métal.» (Jean‑Pierre Duprey)


Désertion 1963 - Caluire (Rhône)

On a déjà commenté un certain nombre de fois le classement hégélien qui, rangeant les arts sur ce qu'ils excellent à retenir de l'ébranlement complexe qui se produit en soi à l'instant où lumière est faite sur le modèle intérieur, n'épargne que d'une place à la sculpture la tristesse du dernier rang attribué à l'architecture. Je n'aurai garde de grimper à mon tour à cette échelle des valeurs ‑ qui n'a sens que d'une simple indication ‑ aussi tenté serait-on parfois d'en presser tous les barreaux d'une même main, à l'instar de telle révélation qui rend illusoire tout jalonnement de postes frontières entre ces différents moyens d'expression que sont la poésie, la musique ou la peinture. Mais mon propos ici est de parler de sculpture et de présenter un homme nouveau qui dispose à mes yeux de tous les moyens pour la faire rayonner : Gérald Martinand. Et force m'est bien dans ces conditions de faire une mauvaise querelle à Hegel en posant liminairement à cette préface que dans le domaine des choses qu'il est dans son essence de fixer, la sculpture est reine en ce qu'elle nous y fait pénétrer instantanément. Certes, je suis le dernier à contester à la poésie et à la musique leur pouvoir de choc. Pour ce qui est de la peinture, la vieille sagesse chinoise témoigne assez bien de ce pouvoir en recommandant de peindre le «Ah ! des choses». Mais le musicien, le peintre ou le poète nous parlent d'un pays lointain. Nous marchons à leur suite, nous chauffant aux braises de leurs bivouacs, étape par étape, le long d'un parcours initiatique qui requiert de nous la plus extrême vigilance pour nous livrer ses secrets. Nous progressons, exhortés des signes de connivence qu'on nous adresse par les arcanes que nous reconnaissons, curieux de voir s'éclairer ceux que nous ne connaissions pas encore. Les opérations inconnues par lesquelles l'auteur piège les oiseaux-phénix ne rendraient-elles que plus chatoyante la danse des sept voiles, ce serait déjà beaucoup. Je dis au contraire que le sculpteur a tout à gagner à composer avec l'importance du premier regard que l'amateur portera sur ses réalisations; celui‑ci doit être brutalement séduit, non pas convaincu mais enlevé.

Pour agir avec sûreté sur les mécanismes de ce rapt, la sculpture sera art‑choc ou ne sera pas.

Je crois que les visiteurs de l'Exposition qui s'ouvrira du 5 au 20 Juin dans les locaux de l'A.G.E.L. ne me contrediront pas si j'affirme qu'en rupture avec le poème qui s'écoute ou se lit, avec la peinture qui se lit, voire de plus en plus se déchiffre, Gérald Martinand est, avec Jean‑Pierre Duprey ou Germaine Richier, un des rares sculpteurs modernes à restituer à son art l'immense prestige par lequel il se distingue du bricolage et qui est de se voir.

Ce que vous appelez art‑choc, m'objectera‑t‑on, ces fers auxquels vous conférez la magie suffisante d'être visible, c'est précisément ce que les critiques se sont entendus pour qualifier d' «expressioniste». Qu'on redore cet étiquetage, Martinand ne s'y oppose pas. II est figuratif. II nie qu'on puisse jamais s'émouvoir devant trois bouts de tôle rapportés ou un tas de caractères d'imprimerie soudés ensemble dont le moins qu'on puisse dire est qu'ils sortent dérisoirement armés d'un affublage de titres aussi vains qu'ambitieux. Sur la route vers le point de jonction entre l'objectif et subjectif, il est communément reçu aujourd'hui que les artistes de l'informel seraient profondément engagés. A ce dynamisme Martinand substitue celui de ses propres sculptures qui est d'un objet invisible qui tend à devenir visible. «Que la sensation s'incarne dans une réalité immédiatement reconaissable, ou qu'elle s'incarne dans une réalité équivalente, il n'y a pas en principe entre ces deux «processus r de création de différence de nature, ni même de degré», affirme Bazaine. Au contraire pour Martinand tout est là. Il lui importe qu'un certain nombre de structures soit au départ reconnu, qu'un corps, une tête, des mains ne soient pas le prétexte à combinaisons gratuites. Il faut absolument voir que la figuration est ici un tremplin nécessaire vers l'objet invisible, vers l'imaginaire. De cette manière, l'ajout à la vision simple ‑celle d'un anthropomorphisme‑ des visions sous lesquelles l'originalité de l'œuvre s'occulte, contribue à entretenir une tension le plus souvent tragique, (mais dont l'humour n'est pas toujours absent), qui, s'ajoutant au «sujet» initial, accroît son pouvoir d'émotion et sa complexité. Prenons un exemple. Au petit jeu qui consiste à trouver des ascendants aux œuvres d'art, le fer intitulé L'Irrémédiable peut très bien passer pour une Victoire de Samothrace, plus quelque chose, (rapprochement tout à posteriori ; il va sans dire que notre ami n'y songea pas une seconde alors qu'il élaborait cette sculpture). L'Irrémédiable est une Victoire de Samothrace assimilée, passée au prisme surréel de la vue.

Qu'on me comprenne bien : Martinand s'emploie moins que quiconque à faire s'abattre à nouveau la grande nuit des Naturistes serviles en sacrifiant à l'art d'imitation. Des leçons de l'Abstraction notamment, il sait profiter en modulant librement le chant des plans et des surfaces où ses sculptures trouvent leur rythme. Pour lui l'œuvre abstraite n'est qu'un moment de la création. A l'éveil d'un beau matin, il s'est avisé que le monde, aussi mystérieux et aussi incertain soit‑il, s'était gigantesquement incarné. Et il le somma d'en donner témoignage sous ses yeux, persuadé que pour connaître ce monde et perdre pied, il fallait d'abord s'y reconnaître. L'œuvre abstraite, même au sens subtil que lui attribue Bazaine, est une forme de la sensibilité qui ne peut pas aboutir dans la mesure où elle ne peut pas dire son nom. Sans doute Martinand se trouve parfois visité par de telles formes, comme on se trouve pris d'un malaise, mais il ne leur accorde de l'intérêt qu'autant qu'il puisse les concilier avec une vision objective du monde. II pense même qu'une saisie du modèle intérieur, plus que créatrice absolument est souvent recréatrice d'un modèle extérieur, et que dans ce cas la sculpture pourrait bien nous amener à reconsidérer la question du « sujet a en art. Pas du sujet‑esclavage mis à mal par Lautréamont lorsqu'il écrit : « C'est un homme ou une pierre ou un arbre qui va commencer le quatrième chant p, et dont Breton consomme définitivement la faillite dans Situation surréaliste de l'objet, mais du sujet‑objet invisible qui se prélève quelque part dans cet enfouissement du modèle extérieur dans l'inconscient.

II reste à savoir si on peut exploiter cette idée sans que s'entreprenne un terrible retour au passé, et sinon, qu'on l'abandonne.

Qu'est‑ce donc chez Gérald Martinand que l'objet invisible ? C'est peut‑être l'objet fatal. Sur ces personnages figés dans leurs mouvements appel et leurs mouvements‑destin, semble en effet peser un sort étrange que suggèrent assez bien des titres comme Désertion, L'Irrémédiable, Au dessus de l'abîme, et les œuvres de Martinand. Dans certains fers de 1962, le geste s'est arrêté au mi‑chemin équivoque de l'agression et de l'étreinte. Mais cette équivoque ne vient nullement de ce que le geste aurait été fixé sur un élan et ne se dissiperait pas si le mouvement devait durer encore quelques secondes. A l'opposé des mobiles de Calder qui jouent avec le vent et que lutine le raffinement d'un pinceau de lumière, les sculptures de Martinand. ont esquissé une fois pour toute dans l'espace le mouvement dans lequel il leur a plu de se configurer, et où tel prodige d'équilibre les voue à une lutte tenace contre le vent, contre le ciel, qu'elles affrontent avec la verticalité résolue d'une flamme. Cette indétermination que j'inscris pour ma part entre les deux pôles non limitatifs de l'agression et du besoin d'aimer, il appartient au regardeur de la lever comme il l'entend, mais je persiste à croire que c'est de ce mouvement‑appel que Désertion tire, comme l'a noté au passage Monsieur René Marin dans son compte‑rendu d'une Exposition à Aix‑les‑Bains, son « apocalyptique grandeur u. II y a probablement chez Gérald Martinand ce « sens de l'inutilité théâtrale » par quoi Jacques Vaché définissait l'humour, et que complique son sens aigu de la condition de l'homme, continûment en vue, même sous le masque crispé de l'humaine comédie. J'en atteste la pièce précisément titrée de ces derniers mots.

A ceux qui, sous couleur de ferraille, s'étonneraient de ne pas découvrir ici et là naïvement accrochés quelques roues dentées, des pistons d'automobiles ou autres objets familiers, il faut signaler que Gérald Martinand n'a que faire de se promener dans les terrains vagues en quête de patients détritus ; la trouvaille, il a chances de la voir jaillir quelque part de ses « propriétés », tant il est vrai que le lieu de conjonction du poétique et du vécu, notre ami, en parfait autodidacte, n'eut pas à le chercher longtemps : il s'y trouvait. Martinand, en opposition avec certains virtuoses du métal ne fait pas ce qu'il veut ; il fait ce qu'il peut car il est gouverné .Si l'on admet que cette remarque suscite l'image d'un gyroscope intérieur, assez symbolique de l'inspiration, on tiendra avec moi Gérald Martinand pour un des sculpteurs les plus inspirés de sa génération, et on aura raison. Giorgio de Chirico avouait ne pouvoir peindre que surpris. Martinand reconnaît quant à lui ne pouvoir sculpter qu'imposé subjectivement : imposition d'un motif irrationnel qui transforme un modèle délibéré. Héritier direct en cela du lignage de Tubal Caïn et d'Adoniram, grand artiste et démiurge, il crée des êtres hybrides frères des grylles gothiques chers à Jurgis Baltrusaitis, puisque d'une part ses personnages sont tout de même du monde, et que d'autre part ils procèdent de son Entendement (selon l'acception que donne à ce mot l'occultiste Schwaller de Lubicz). C'est dire que dans la genèse de ses réalisations le hasard ne le sert pas de la même manière qu'il a pu servir Marcel Duchamp ou Francis Picabia. Car Gérald Martinand a très vite détourné ses pas du mirage facile qui consiste à spéculer, à rebours des explorations du surréalisme, sur le fait que dans telle concrétion pressée par les doigts d'une machine, sommeille bien sûr toujours un animal fantastique. Certains sculpteurs contemporains, Martinand et moi en tombons aisément d'accord, ont trop compte sur la magie du «tenir pour» : tenir un peloton de fils de fer pour les rayons du soleil, tenir un fragment d'engrenage pour la fleur du lotus... On a cru, mais bien à tort, exalter l'imaginaire. Dans cette assomption du hasard dont l'homme est exclu, le temps n'était pas loin où on allait prendre des vessies pour des lanternes. Notre ami ne croit qu'au hasard objectif, et, les premiers plans soudés, quelques rapport de surface appréciés, j'ai vu quelquefois Gérald Martinand jouir des « incroyables complicités » dont parle Breton, et qui firent s'acheminer dans la fièvre de la gestation, plusieurs pièces à bonne fin en l'espace de quelques jours, (la fameuse Désertion déjà invoquée en est un exemple).

Martinand n'a que 27 ans. Ces quatre ou cinq heures de réflexion sur le papier ne présagent donc que faiblement des directions où il pourrait ultérieurement s'engager. Ce mystère artistique, si bien et si spontanément il puisse l'incarner, (une affaire entre le désir et soi), il le subordonne allègrement à la conquête de cette Pierre des Philosophes, un jour pulvérisée puis, répandue sur l'arène du monde. Et s'il est vrai que depuis ce jour, pour retourner au foyer dont la Pierre est issue, les artistes voyagent, je suis sûr de rencontrer notre ami, non pas sur la voie royale du havre de grâce, mais dans les sentiers toujours menacés de l'Art.

Robert GUYON
Mai 1965