mercredi 24 février 2010

Solitaire par Bernard Caburet

Salon de printemps 1964
Au dessus de l'abîme et groupe
(fers 1963)
photo Jean Augis

« L'art ne rend pas le visible, il rend visible ».(Paul Klee)


« L'imaginaire est ce qui tend à devenir réel ».(André Breton)

« II faut avoir en soi du chaos pour accoucher d'une étoile qui danse ».
(Nietzsche)

Solitaire...

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A l'intention de ceux qui reprochent à la sculpture de n'être point picturale, cette mise au point liminaire la sculpture ne dispose ni de la couleur, ni du ton modulé, mais de la forme et du volume, de leur structuration dynamique et de leur commerce avec la lumière. Mais alors pleinement et sans artifice. Qu'on se souvienne aussi de cette parole de Giacometti : « Je ne crois pas à un problème de l'espace, l'espace est créé par les objets... C'est l'espace même qui est entre le sujet et le sculpteur ». Enfin, on ne sculpte, pas plus qu'on ne peint, le couteau de Lichtenberg dont la particularité, on le sait, est d'être sans manche et dépourvu de lame. Le défila lancé par ce non-sens est trop absolu, le principe de plaisir l'emporte de trop loin sur le principe de réalité. Si, selon Xavier Forneret « on peut tout dire avec l'arc-en-ciel des phrases », il importe de remarquer que la sculpture dit incomparablement ce pour quoi elle est qualifiée.

Personnages
Groupe - acier 1964
Le Raffour - Bron

2
Le fer-élu, il s'est avéré de prédilection pour Gérald Martinand -n'a rien à envier au marbre, fût-il de Carrare. Ses titres ne sont pas de noblesse conventionnelle, mais d'expressivité véridique ; sa valeur se mesure d'abord à son aptitude à être élément surdéterminant de la forme. La confusion - du « matériau noble » au « bel objet » - de la valeur marchande et de la valeur expressive, est obviée. La matière est susceptible de collaborer activement à la manifestation de la forme sans que jamais cela se fasse aux dépens de cette dernière. Si les matériaux en ont une, Martinand a découvert la vocation du fer.
3

Si telle sculpture - « Désertion » - ne peut manquer d'être pour moi l'image même de la nietzschéenne joie dansante, ou, d'autres fois, l'apparence qu'emprunteraient électivement Melmoth ou Maldoror pour perpétrer leurs forfaits lucifériens, elle n'en reste pas moins, avant toute évocation particulière, la manifestation belle comme un cri rentré de cette dimension de l'homme qui le pousse incessamment à se dépasser vers son superlatif, sa nature vraie.
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On ne voit pas les sculptures de Gérald Martinand sans que nos yeux en soient dessillés, sans que par la magie de leur présence nous ne soyons initiés à nous-mêmes et aux forces qui nous habitent, nous traversent et nous dépassent. Sculptures sans euphémisme, ce n'est pas impunément qu'on les regarde au moment le plus libre du regard, au moment inchoatif, à l'instant du vertige, nous nous reconnaissons sans fard comme en notre vérité révélée.

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Gérald Martinand sculpte l'humain en tant que tel ; non l'humain en tant que trop humain.
L'erre de l'apparaître des sculptures actualise leur milieu apparitionnel. L'espace tout entier est mobilisé pour leur propre épiphanie. Car l'espace n'est rien autre qu'une potentialité apparitionnelle, non purement passive, mais bien plutôt puissance active et propitiatoire de la manifestation sensible d'un événement qui passe à l'actualisation par les statues, desquelles, en retour est opéré le dévoilement. Espace créé : ce n'est ni un vain mot, ni une façon de parler ; dans leur déclaration surgissante, elles accomplissent l'assomption d'elle-mêmes et de leur agora dans une même éclaircie confondues.
Par les rythmes qui les gouvernent et les engendrent toujours à nouveau en une naissance incessante, nous entrons, (sans la médiation ruineuse d'une configuration représentative sans être présentative), d'emblée en communication avec la réalité manifeste de notre être. Par elles nous sommes acheminés à l'orée du « pur motif rythmique de l'être ».


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Que la production de ces signes de fer et de rythmes ait lieu au rez-de-chaussée d'un immeuble classé du XVème siècle, cela ne va pas sans paradoxe, surtout lorsque l'on sait que certains ont été destinés et d'autres pressentis à hanter l'espace ménagé dans de grands ensembles d'habitations modernes. L'atelier est trop petit et l'éclairage parcimonieux. Si on s'y aventure, on rencontre des sculptures qui, pour n'avoir pris d'autres mesures que celle de leur élan, se trouvent séquestrées, eu égard à l'étroitesse des issues, et condamnées ainsi à différer toujours leur éclosion et leur confrontation à l'espace ouvert.. Les conditions de travail s'apparentent fâcheusement avec celles de ceux qui, vouant un culte à la patience, s'obstinent à loger un bateau dans une bouteille.

Personnages (détail)
Groupe - acier 1964
Le Raffour - Bron

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On ne peut séparer, sans mutiler l'un et l'autre, l'auteur et l'œuvre. Le cordon ombilical est aussi le fil d'Ariane. Le sculpteur s'exprime par des actes. Gérald Martinand n'obéit pas qu'à lui-même lorsqu'il entreprend une oeuvre, mais aussi à des signes comminatoires. En péril, la création est alors sa seule chance de salut, même s'il n'en sort jamais sauf. Elle exorcise et elle libère. Et s'il passe parfois par des phrases d'oisiveté, l'oisiveté est jachère, elle est couvrante. Lorsque le moment est venu, la réalisation est le plus souvent soudaine et véhémente, satisfaction brutale qui supprime la tension longue et perdurante qui y conduit. Le désespoir se mue en espoir réalisé, le long souci a débouché sur la création. Une mesure de plus est prise pour l'arpentage de ses propriétés.


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Au cœur de l'imaginaire sont les racines du réel. Racines sans racine ? Et, à la vue de telle sculpture, la vieille question vient : pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien ?
La statue « Le Couple », dans un lyrisme contenu et crispé, dit inoubliablement la détresse partagée, la fusion tentée (et l'échec peut-être), où l'aimée serait un mode de l'amant et inversement, l'aspiration réciproque à n'être qu*un seul en deux.


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Entre ces sculptures et nous, d'emblée il y a complicité. Comme complices nous devenons protagonistes d'un combat douteux qui est le rituel de l'humain. Le drame de la verticalité humaine s'inscrit ici dans un fantastique de l'agonique, miroir précis de l'antagonisme radical de la vie et de la mort, de la malédiction de l'une et du triomphe de l'autre, d'Éros et de Thanatos, et d'une résolution possible. Nous est présenté non pas le mensonge de la joie de vivre mais la vérité de vivre, sans complaisance ni redondance. Toutes ces sculptures riment avec autre chose qui les dépasse. Elles sont congrues au surréel, âme du réel, et nous introduisent dans le labyrinthe de notre propre mystère.

Personnages
Groupe - acier 1964
Le Raffour - Bron
photos Gérald Martinand
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L'année 1964 vit l'atelier de Martinand s'enrichir d'œuvres particulières, remarquables par leur petite taille, mais encore anthropomorphiques. Au nombre de quatre ou cinq, elle me rappellent infailliblement ces êtres nains et contrefaits auxquels Paracelse a donné le nom de gnome, et dont le rôle était, selon les cabalistes juifs, de veiller sur les mines d'or ou de pierres précieuses. Le jour viendra peut-être où ces êtres, ayant su les réclamer avec toute la persuasion et l'insistance souhaitées, obtiendront de Gérald Martinand qu'il donne corps à leurs femmes, les gnomides, qui, nous assure-t-on, si elles sont de taille aussi petite, sont d'une beauté superbe. Les sculptures pour être des simulacres n'en ont pas moins des pouvoirs réels. A moins qu'elles ne soient filles de la Mandragore et de la potence. Alors ne doutons pas que le chien noir dont l'intervention est décisive pour l'extraction de la racine de dessous la potence ait pleinement rempli son office et soyons assurés qu'Isabelle d'Égypte, la merveilleuse héroïne d'Achim d'Arnim, les eût aimées.
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Entre le plagiat de la figuration asservie qui ne saurait relever que du musée Grévin et l'épure rigoureusement abstraite fille de la règle à calcul et de la spéculation géométrique, entre ces deux formes de l'aliénation, il y a place pour l'expérience libératrice de l'art. Gérald Martinand, solitaire, chemine sur la voie royale et d'un pas mesuré, guidé et guidant, invinciblement s'approche de son centre, pays lointain qui est aussi notre commune patrie.

Bernard CABURET

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